Trois jours au cœur de l'Irlande : la péninsule de Dingle
Profitant d'une semaine à tuer et d'un billet low-cost, je me suis envolé pour l'Île d'Émeraude afin de nicher quelques jours dans le plus bel endroit du monde : la péninsule de Dingle.
Chaque voyage est unique. Il y a des pays que tu visites pour la beauté des paysages ; d'autres dont la culture te fascine ; d'autres encore qui te plongent dans une ambiance envoûtante et exotique ; certains te touchent à travers la gentillesse des habitants…
Et puis il y a ces endroits qui combinent un peu tout ça, et qui te bouleversent jusqu'aux tréfonds de l'âme. Qui te donnent l'impression de rentrer chez toi alors que c'est la première fois que tu en foules le sol. Ces pays que tu voudrais pouvoir ne jamais quitter.
Ainsi pour moi est l'Irlande.
L'Irlande, c'est ma Mèque. Comment ne pas succomber au coup de foudre pour ses paysages indescriptibles ? Pour ses routes minuscules que l'on s'étonne de voir arpentées par les moutons en liberté ? Pour ses pubs où l'on va aussi bien entre amis qu'en famille pour boire une Guinness et écouter un air endiablé de tin whistle ou de violon ?
Revenir en Irlande, c'est pour moi plus que du tourisme, c'est une véritable expérience spirituelle. Un pèlerinage.
Jour 0 : l'arrivée
En faisant abstraction des multiples attouchements et abus corporels qu'on y subit, j'aime bien les aéroports. Ceux qui partent en voyage sont aussi nombreux que ceux qui rentrent chez eux et tu ne sais jamais, en t'adressant à quelqu'un, si tu dois le faire en français ou en anglais.
Et puis, l'arrivée donne généralement le ton du voyage. Ici, à peine descendu sous la couverture nuageuse, on peut avoir un aperçu de l'infinité de nuances de vert qui composent les paysages irlandais. L'aéroport de Cork se trouve au beau milieu des champs (en Irlande, tout est au beau milieu des champs), et la première bouffée d'air, au sortir de l'avion, est chargée de l'odeur du foin coupé et de la bouse de vache — odeur que je confesse trouver agréable, elle me rappelle mon enfance normande. Évidemment, il me faut mentionner que, de 30° à l'embarquement, je suis passé à 17° à l'atterrissage. On n'a rien sans rien.
Ici, la bonhommie est de mise. Le contact avec les autochtones est facile et souvent agréable. L'irlandais, croisé dans un pub ou au beau milieu d'une plage déserte, est prompt à engager la conversation pour échanger quelques mots et un sourire. Il en va de même pour les commerçants, y compris à l'agence de location de voiture, endroit qui est pourtant habituellement assez haut dans ma liste des lieux les moins appréciés entre le bureau de poste et la salle d'attente chez le dentiste.
De l'art de conduire à gauche
La conduite en Irlande, c'est toute une aventure. Grimper dans la voiture (à gauche) ; chercher le volant ; se frapper sur le front ; descendre de la voiture ; remonter dans la voiture (à droite) ; passer la marche arrière (de la main gauche) ; se tourner pour regarder derrière (à droite) ; se prendre la vitre dans le nez ; se tourner (à gauche). Tu sens que la semaine va être longue.
Conduire de l'autre côté est forcément un peu déroutant au début. On s'y fait vite, même si on a un peu tendance à oublier que dans les ronds-points les voitures n'arrivent pas par la gauche. Et qu'il est normal de se faire doubler par la droite. Et comme on se trouve à droite de l'habitacle, on se rend compte que la voiture a souvent tendance à se trouver trèèèèèèès à gauche sur la route (et boum le trottoir !).
Par ailleurs, les routes irlandaises, si elles sont généralement bien entretenues et même assez larges aux abords des grandes villes, ont la fâcheuse tendance à se transformer assez vite en minuscules bandes de bitumes encadrées abruptement par des murailles de nature inextricable ; on les qualifieraient chez nous de « petites routes de campagnes », ils n'hésitent pas à les désigner comme des « nationales » et à les emprunter à 100km/h. En voiture, l'irlandais est généralement courtois, mais il ne lambine pas.
Après 2h30 de route, me voilà à destination : dans un charmant petit B&B (un vrai B&B, hein ! Pas une saloperie de Air Machin Chose) à Ballyferriter, tout au fond de la péninsule de Dingle.
Jour 1 : la découverte de la Slea Head Drive
Si l'Irlande est sans doute le plus beau pays du monde, la péninsule de Dingle est peut-être la plus belle région du pays. J'étais déjà passé dans le coin lors d'un précédent voyage, mais une seule journée est loin d'être suffisante pour faire honneur à cet endroit.
Dans la Dingle peninsula, il y a tout. Des prairies verdoyantes et des falaises pierreuses ; des lagons turquoises et d'immenses plages de sable blanc ; de minuscules criques désertes et des pubs bondés à l'ambiance tapageuse. Un véritable concentré d'Irlande sur quelques kilomètres carrés.
La péninsule s'enfonce fiévreusement dans l'Atlantique, et le meilleur moyen d'en faire le tour reste d'emprunter la Slea Head Drive, cette fameuse route qui en épouse le littoral et permet au voyageur ébahi de s'arrêter tous les cinq cents mètres pour admirer tel ou tel point de vue — ou laisser passer quelques moutons.
Émerveillé, on y découvrira des endroits fabuleux, tel que le petit port de Dunquin, accessible par un chemin serpentant dans les falaises. Ou la sculpturale Coumeenole Beach, l'un des lieux du tournage du film Ryan's daughter. Ou le charmant village de Ballyferriter, bastion du gaélique irlandais traditionnel. Ou les glorieuses falaises de Clogher Head, un endroit qui nous place au beau milieu d'une sphère ininterrompue de nature impétueuse et exclusive.
Comment décrire ce sentiment extatique, quasi-religieux, de se retrouver seul, sans aucun élément humain à la ronde, à moins de 50 mètres de plages, de prairies, de collines, de montagnes, de falaises, tout ça en même temps ?!
De Dingle au Conor pass
La Slea Head Drive forme une boucle. Elle part de Dingle, et elle y retourne bien sagement, offrant au voyageur l'occasion de souffler derrière une Guinness bien méritée.
Si, à titre personnel, je préfère l'Irlande pour ses paysages, Dingle est une petite ville qui n'est pas sans charme. Quelques façades colorées, un port de pêche animé, et une industrie touristique qui profite à fond de l'installation dans la baie de Fungi, célébrité locale, un dauphin facétieux qui aime jouer dans l'écume des bateaux de pêche.
De Dingle, on rejoindra en quelques minutes le Conor pass, l'un des cols les plus hauts du pays. Celui-ci offre une vue à couper le souffle (sauf au vent, qui lui n'en manque pas) sur toute la péninsule et ses alentours.
Jour 2 : randonnée sur le mont Brandon
Se lever à 4h du matin pour aller photographier le lever de Soleil, ça peut être franchement frustrant quand :
- tu te plante d'endroit et va quelque part d'où ledit lever est totalement invisible ;
- tu dérange un couple dans sa voiture qui visiblement ne s'est pas garé là pour faire du macramé (quitter Agde pour tomber là dessus, je vous jure) ;
- de toutes façons, le ciel est noir et il pleut à grosses gouttes.
Mais le mauvais temps ne doit pas décourager, car rien ne change d'avis plus rapidement qu'un ciel irlandais. En Irlande, il peut faire un soleil radieux, pleuvoir 5 minutes plus tard pour refaire beau juste après. Il peut même faire beau à un endroit et pleuvoir comme mouton qui pisse 500 mètres plus loin. Les nuages sont tellement facétieux qu'il peut même faire beau et pleuvoir au même endroit et en même temps. Ne me demandez pas comment c'est possible, il faut le voir pour le croire.
En l'occurrence, après avoir roulé au hasard quelques minutes, je me retrouve comme par miracle au sommet du Conor Pass, devant un spectacle particulièrement… heu… spectaculaire. Un ciel presque noir vaillamment combattu par un Soleil descendu sur Terre pour se cacher au cœur même des nuages. On dirait qu'il pleut de la lumière. Même les moutons en restent pantois (et je peux vous dire que pour intéresser un mouton, à moins d'être un juteux brin d'herbe, il faut se lever de bonne heure).
D'ici, on aperçoit bien le Brandon Mount, le plus haut sommet de la région. Après toutes ces heures passées en voiture, ça me donne envie de me dégourdir les jambes.
L'escalade du Brandon Mount
Le mont Brandon est doté de deux caractéristiques notables :
- c'est le plus haut sommet de la région (je l'ai déjà dit, suivez un peu) ;
- il a un nom complètement con (m'enfin, c'est subjectif).
Le pic tire son nom de Saint Brendan, moine catholique du VIe siècle. Sa légende raconte qu'il aurait escaladé le mont dans le but d'apercevoir les Amériques. On se doute qu'il en a été pour ses frais.
Après avoir juré et pesté contre le brouillard, Brendan serait redescendu dans le but d'aller y voir de plus près en bateau, non sans avoir auparavant vandalisé le lieu en y laissant traîner moult traces de son passage, et notamment une gigantesque croix chrétienne. Les cathos sont un peu comme nos collégiens modernes, il faut toujours qu'ils laissent des représentations phalliques un peu partout.
Aujourd'hui, le mont Brandon est un lieu de pèlerinage et de randonnée très couru (mais pas trop quand même, parce que c'est raide). Il existe deux façons d'arriver au sommet : par l'ouest, sur une belle face herbeuse et ensoleillée, ou par l'est, en partant du petit village de Cloghane, sur un sentier pierreux à peu près balisé une fois qu'on a réussi à trouver le point de départ.
Ici, un peu comme dans tous les coins légèrement sauvage des environs, des panneaux te rappellent gentiment qu'on est très content que tu sois là, que tu vas sans doute mourir dans d'atroces souffrances si le temps devient capricieux, que tu as intérêt à ne pas partir seul et à être bien préparé pour affronter à peu près toutes les combinaisons d'évènements météorologiques possibles et imaginables, mais à part ça, enjoy yourself. Ambiance.
J'aime cette ambigüité de la nature Irlandaise. Comment peut-on être aussi invitant et menaçant en même temps, toujours sur le fil entre la bonhomie et la férocité ?
Je démarre mon ascension sur un chemin raisonnablement chaotique en me faisant fouetter par des rafales de vent. Au loin, le sommet, encadré par des nuages plutôt menaçants. Pleuvra, pleuvra pas ? L'Irlande hésite encore.
« Spectaculaire » me semble approprié pour décrire le panorama qui s'offre à nous après avoir passé le premier col. Nous pénétrons dans une vallée au relief tourmenté. La colline herbeuse s'est peu à peu transformée en enfer de caillasse. Les formations rocheuses témoignent d'antiques mouvements telluriques d'une violence inouïe et contribuent à te rappeler que décidément, tu es bien petit. L'œil embrasse un cours d'eau qui serpente entre les gigantesques blocs de roche et se transforme tour à tour en lacs placides, cascades vertigineuses et torrent tumultueux.
Le sentier redescend au creux du val, comme pour mieux prendre son élan avant l'escalade finale. Tout en bas, le silence est impressionnant. Même le vent s'est tu. On se surprendrait presque à avancer sur la pointe des pieds, de peur de réveiller quelque dolomitique golem assoupi. On dirait que le temps s'est arrêté, tandis que l'Irlande se demande encore si elle va te laisser passer en paix ou déchainer ses éléments sur toi.
Enfin démarre la dernière partie : l'ascension du peak lui-même. Le sentier caillouteux se transforme presque en piste d'escalade. Dans les derniers mètres, le paysage se révèle dans toute sa splendeur. Derrière nous, de formidables formations rocheuses arides et stériles. Au loin, si loin, le gigantesque croissant blanc d'une plage paradisiaque, belle et inaccessible. Pourrait-on imaginer panorama plus contrasté ?
Au dessus de nous, à deux mètres à peine, les nuages jaillissent de l'à-pic, fendus par la pointe du sommet. On croirait une couverture de coton qui se déchire au fur et à mesure qu'un lointain géant la tire vers lui, permettant à quelques rayons de lumière de se glisser dans la vallée.
Ce fameux à-pic, une fois enjambé, on découvre qu'il ne nous protégeait pas que des nuages. Le vent hurle comme s'il savait que c'est sa dernière chance d'arracher un bout de terre avant de plonger dans le vide. Deux mètres à peine séparent le calme de la tempête.
Ces derniers pas jusqu'au sommet sont pénibles. Durant les grosses rafales, il est difficile de tenir debout. Un providentiel rocher offre parfois, pendant quelques secondes, un mince abris. Au cœur même des nuages, on n'y voit pas à plus de quelques mètres.
Le sommet en lui même ne représente qu'un intérêt limité, tant il est vrai que quand tu as vu une croix, tu les as un peu toutes vu, et qu'il n'y a pas grand chose d'autre à voir, nuage oblige. Reste la satisfaction d'être arrivé jusque là.
La descente est plus facile, d'autant qu'on sait qu'au bout attend la Guinness. Finalement, à la seconde ou ma clé s'insère dans la portière de la voiture, la pluie s'abat ; l'Irlande a été clémente, mais elle te rappelle que ce n'est que partie remise.
Jour 3 : les plages de la péninsule
Bon bon bon… Que nous reste-t-il à voir ? Prendre le bateau pour aller arpenter les fameuses Blasket Islands ? Nan, trop de vent. Aller saluer Fungi ? Une autre fois peut-être. Une seule journée, et il reste tant à faire ! Difficile de se décider.
Il existe encore de nombreuses choses à voir, généralement dédaignées par les touristes qui passent trop vite dans la péninsule. Comme la petite « randonnée » qui mène à la Eask Tower. Ou les ruines du village construit pour le besoin du tournage du film Ryan's daughter.
Mais la péninsule de Dingle reste fameuse pour ses multiples plages. Immense ou minuscule ; déserte ou bondée ; de sable blanc ou de galets… Il y en a pour tous les goûts. Les plages de la bay ne sont pas que des lieux dédiés à la bronzette ; chacune d'elle possède son identité, offre un décor différent, propose une ambiance unique. Ambiance qui souvent change d'une minute à l'autre en fonction du temps et de la lumière.
Ces lieux magiques inspirent bien des œuvres d'art, comme les photographies éthérées de John Hooton ou les vives peintures marines de Carol Cronin.
Prenez Inch Strand, par exemple. Une looooongue plage de sable, plate, venteuse, à quelques mètres de la nationale et pourtant parfaitement préservée. Très prisée par les surfers. Par temps nuageux, elle est propice aux longues marches méditatives. Quelques courageux s'y baignent. La plupart conservent bottes et parka.
Si Inch strand, sur la route de Dingle, est immanquable, il en va tout autrement de Minard beach, qu'il faudra savoir dénicher au cœur d'un méandre de petites routes.
Minard beach est l'antithèse d'Inch strand : une petit crique de quelques dizaines de mètres à peine, couverte de galets pastel verdis par les algues. En surplomb, les ruines de Minard Castle surveillent la plage d'un œil sévère qui ne trompe plus personne. Ces couleurs uniques donnent à la lumière une teinte toute particulière qui fait de cette petite plage un endroit hors du temps.
Finalement, où qu'on se trouve dans la péninsule de Dingle, on n'est jamais à plus de quelques minutes d'une plage. Idéal pour une balade digestive, ou pour admirer un coucher de Soleil.
Jour 4 : le retour (déchirant)
Un proverbe Normand dit que tout a une fin, sauf le saucisson qui lui en a deux. Un dernier petit-déjeuner irlandais (du gras pur déguisé en saucisses et bacon) ; une dernière photo sur une plage ; un dernier mot échangé en anglais.
De l'Irlande, j'emporte bien des souvenirs. Visions de Soleil qui joue à cache-cache pour illuminer de vastes plaines verdoyantes, parfums de nature et d'embruns, mélodies du tin whistle et grondement du vent qui s'acharne sur les falaises, chaleur du sourire des autochtones.
Quitter l'Irlande, c'est toujours un peu triste. Une tristesse qui ne s'atténue que grâce à la certitude d'y retourner un jour.