Les multiples avantages de la méthode Rahan

« ROOOOOOOOGEEEEEEHEHHHHEEEEEEEER !!! »

Un immense cri guttural retentit dans les couloirs. Anatole, sous-traitant en visite dans les locaux de l'entreprise X… et en pleine discussion avec Robert, chef de projet, sursaute et manque tomber de sa chaise.

« Qu'est-ce que c'était que ça ?!
— Ce n'est rien, c'est Roger. L'un de nos meilleurs développeurs. Un élément trés fiable, et une personnalité vraiment agréable. Je vous le présenterai.
— Ah… »

Bien qu'un peu circonspect, Anatole reprend la conversation normalement, mais cinq minutes plus tard, un nouveau hurlement fait vibrer les couloirs.

« GEEEEHEEEEHEEERMAAAAAIIIIIIIIIIIINNNEEEEE !!!! »

Anatole se fige, et commence à se demander s'il n'est pas tombé dans un asile de fous. Face à son air interdit, Robert s'empresse de le rassurer.

« Aha, c'était Germaine. Quel coffre, n'est-ce pas ?
— …
— LUUUUUUHUUUUHUUUUCIIIIEEEEEEEEEENNN !!!! »

Cette fois, Anatole se lève d'un bond, franchement inquiet. Mais que se passe-t-il, dans cette boîte de fous ?

« Cher ami, je vois que vous n'êtes pas familier de la méthode Rahan ?
— La méthode Rahan ?
— Oui, c'est une nouvelle technique de motivation des équipes de développeurs, qui donne de trés bons résultats. Vous connaissez sans-doute le principe de l'intégration continue ?
— Oui, bien sûr.
— Lorsque nous avons mis en place cette technique, nous avons commencé par stigmatiser et réprimander les développeurs qui "cassaient le build", comme on dit. Mais nous avons découvert que cette méthode était contre-productive, et impactait fortement le moral des équipes. Alors nous avons cherché des moyens plus subtil de garantir la qualité du code de nos projets.
— Et alors, qu'avez-vous essayé ?
— Nous avons voulu faire en sorte que les "punitions" pour les casseurs de build soient plus subtiles, plus légères, plus "fun". Nous voulions instaurer un climat de confiance et d'auto-discipline. Pendant une période, ceux qui cassaient le build devaient ramener les croissants le lendemain, mais nous avons eu des plaintes. Nous avons essayé l'envoi de mail à toute l'équipe, mais c'était encore trop stigmatisant. Nous sommes passés par plusieurs systèmes, mais aucun n'a eu l'effet escompté.
— Ah bon ?
— Oui, les développeurs sont des personnes intelligentes, mais souvent sensibles, voyez-vous. Et puis, l'erreur est humaine, nous ne voulions pas brimer la créativité de nos ingénieurs en introduisant plus de stress dans leur journée de travail. »

Anatole ne sait que penser, mais il écoute avec avidité, sursautant à chaque nouveau cri qui résonne.

« Mais je ne vois pas le rapport avec les cris.
— J'y viens. Nous avons décidé de prendre le problème à l'envers. Plutôt que de "punir" un commit qui casse la suite de tests, nous avons décidé d'encourager plus fortement les commits valides. Et c'est à ça que sert la méthode Rahan.
— Les gens crient leur nom ?!
— Oui, vous connaissez Rahan, le personnage de bd et de dessin animé ? À chaque victoire, il se dresse dans son slip en cuir, et il hurle son nom, c'est son signe de victoire. Chaque fois qu'un de nos développeur publie un patch, et que la plateforme d'intégration continue valide son commit, nous l'encourageons à hurler son nom.
— Et ça marche ?
— Étonnamment bien. Après tout, les occasions de hurler en public sont rares, et vous seriez surpris de l'effet exutoire de crier de toutes ses forces. Aujourd'hui, nos développeurs n'attendent que ça. Les commits qui ne passent pas la suite de test ont diminué de 23%. Et plus surprenant, la productivité de nos équipes a augmenté en flèche. Nos ingénieurs commitent le plus souvent possible, pour augmenter leurs chances de déclencher un build.
— C'est prodigieux !
— Comme vous dites ! En plus, les développeurs sont motivés chaque fois qu'ils entendent un de leur collègue crier son nom.
— JJJUUUUUUUHUULIIIIIIIIHIIEEEEEHEEEHEEEETTTEE !!!!!!
— Nous envisageons d'étendre cette pratique à toutes nos succursales. Nous pensons que les développeurs donnent le meilleur d'eux-mêmes quand ils travaillent dans un environnement fun et qui n'est pas basé sur la coercicion. »

Circonspect au départ, Anatole est de plus en plus enthousiaste. Augmentation de la qualité du code. Meilleure productivité. Amélioration du moral des salariés. Cette méthode Rahan semble extrêmement bénéfique, et ne coûte pas un rond à mettre en place.

« Mais quand même, tous ces cris qui raisonnent, ça tape un peu sur le système, non ?
— Évidemment, il y a quelques désavantages. Certains de nos ingénieurs les plus introvertis n'ont pas supportés les interruptions intempestives, et la plupart ont démissionné rapidement. Et puis, certains de nos développeurs, surtout parmi notre effectif féminin, n'ont pas vraiment apprécié que nous ayons instauré le "Slip-en-cuir friday".
— …
— Il y a aussi eu quelques débordements que nous avons du réprimer.
— Ah bon ?! Lesquels ?
— Et bien, l'un de nos développeurs s'était procuré on ne sait comment de la viande d'antilope. Il a fallu intervenir quand il a commencé à la faire cuire au feu de bois en plein milieu de l'open-space. Nous avons du lui confisquer sa réserve de silex.
— Je vois… »

La réunion terminée, Anatole quitte les locaux de l'entreprise X…, bien décidé à discuter de cette méthode Rahan avec ses associés. Alors qu'il s'approche de l'ascenseur, il aperçoit un réparateur en salopette bleue maculée de graisse.

« L'ascenseur est-il en panne ?
— Non, vous pouvez l'utiliser, je viens tout juste d'en terminer la réparation. »

Le réparateur ramasse alors ses outils, ouvre la fenêtre, et pousse un grand cri :

« BEEEEEEEHEHEEEEERRRRNNAAAAAAAAAAARRD !!!!!! »