Le Temps de Parole
« C'est à vous dans 5 minutes ! »
Il parvenait à peine à maitriser les pulsations de son cœur. Finalement, après toutes ces années d'attente, c'était son tour.
Tout ce temps passé à s'entraîner, à répéter son discours, à le remanier, le réécrire un nombre incalculable de fois. Il en connaissait chaque mot, chaque syllabe, chaque intonation sur le bout des doigts. Ses phrases s'étaient imprimées dans son cerveau, années après années, au point de faire partie intégrante de sa personnalité.
La gorge sèche, l'estomac noué, il se demandait s'il allait être capable d'articuler un son. Il fallait bien, pourtant. Son Temps de Parole était venu.
Il se rappelait avec une surprenante acuité le jour de son inscription. L'ancien système achevait de s'effondrer. La Révolution Sociale battait son plein. Il reignait une atmosphère d'optimisme, de renouveau, de changement. Pour tous, l'espoir d'une vie meilleure. Le genre de sentiment qui parait devoir durer toujours, surtout quand on a 17 ans.
Lorsqu'il avait apprit l'ouverture d'un Bureau des Formalités Révolutionnaires dans sa ville, il avait sauté sur l'occasion. Un peu par conviction politique, beaucoup pour la frime, il avait couru remplir le formulaire. On lui avait donné son temps d'attente : 25 ans! 25 ans avant de pouvoir exercer son Temps de Parole. Autant dire toute une vie.
Il se remémorait avec regret son insouciance d'alors. À cette époque, le Temps de Parole n'était qu'une mesurette, imaginée par quelque esprit révolutionaire fiévreux, en mal de proposition populaire. Qui avait imaginé qu'il prendrait autant d'importance ?
Le Temps de Parole était né juste après la fin de la Révolution Sociale. À cette époque, les grèves, blocages d'usines et d'universités et manifesations populaires étaient quotidiens. Dans ces moments là, tout le monde pouvait s'exprimer. Tout le monde pouvait monter sur l'estrade, harranguer la foule, proposer mesures et contre-mesures, louer ou critiquer, être acclamé ou hué. La démocratie brute, sans contrefaçons.
Cette liberté de parole quelque peu anarchique était rapidement devenu le symbole de la mort du vieux système pourri et du retour aux anciennes valeurs de la démocratie.
Mais comment éviter de retomber dans les anciens travers ? Comment éviter que les perversions du neo-capitalisme, chassées par la grande porte dans le sang et la douleur, ne reviennent pernicieusement sous une forme ou une autre ? Comment insuffler cette même ferveur démocratique aux générations futures, et assurer la continuité des valeurs portées par la Révolution Sociale ? C'est pour répondre à ces questions qu'avait été créé le Temps de Parole.
Le Temps de Parole, c'était la liberté d'expression institutionnalisée. C'était le droit pour chacun, pendant cinq minutes, de pouvoir s'exprimer, sans tabou ni censure, avec l'assurance d'être écouté de manière massive et globale.
Évidemment, tout le monde ne pouvait pas parler en même temps. Il fallait s'inscrire, et attendre son tour. Rapidement, la liste des candidats s'était allongée, ainsi que le temps d'attente. Peu à peu, à la surprise même de ses instigateurs, le Temps de Parole avait pris une d'importance prépondérante dans la vie quotidienne, et était devenu l'emblème du Gouvernement Révolutionnaire.
C'était devenu une gigantesque industrie. 24h sur 24h, une chaîne de télé et un canal radio entièrement dédiés diffusaient les discours successifs des candidats de la journée, qui étaient traduits à la volée dans plusieurs dizaines de langues. À cela s'ajoutaient les rétrospectives, les bêtisiers, les best-of, les analyses sémantiques et les compilations par thèmes des meilleures prestations. Le Temps de Parole était le sujet de conversation préféré de monsieur et madame tout-le-monde. Aujourd'hui, ils étaient des millions à attendre leur tour. À l'inscription, le temps d'attente atteignait la durée ubuesque de 53 ans.
Le sujet était entièrement libre. Certains proclamaient leur amour de la paix, d'autres préchaient leur religion, d'aucuns déclamaient des vers, ou se lancaient dans des numéros comiques. Même si un quelconque esprit dérangé utilisait son Temps de Parole pour confesser le crime le plus horrible, on le laissait finir. Cela n'empêchait pas la police révolutionnaire de l'attendre à sa sortie, mais le Temps de Parole était sacré.
Certains sujets étaient plus valorisés que d'autres, évidemment, et l'Office de Gestion du Temps de Parole émettait des recommandations officielles. Il était déconseillé, par exemple, de parler du Temps de Parole lui même. Les méta-discours n'avaient que peu d'intérêt. Toutefois, ce n'était que des recommandations, le candidat restait seul maître de son sujet.
− Trois minutes !
Il songea à sa famille. Sa vieille mère, bien entendu, avait rabaché auprès de tout les voisins comment son rejeton allait bientôt avoir son Temps. Tous ses collègues savaient depuis des mois que son Temps approchait et sans nul doute, tous ceux qui le connaissaient de près ou de loin auraient l'oreille rivée à la radio au moment de son passage.
S'il ne s'en sortait pas trop mal, il ferait la fierté de son quartier, et il pourrait profiter pendant quelques temps d'une certaine notoriété locale. S'il était particulièrement brillant, il pouvait espérer être cité dans l'une des quelques rétrospectives thématique quotidienne réalisée sur l'une ou l'autre des émissions consacrée au Temps, ce qui lui conférerait à vie un statut social enviable.
À l'inverse, s'il bégayait, se rendait coupable d'un contresens, ou ne parvenait pas à terminer dans le temps imparti, il serait la risée de tous pendant des semaines. La honte pour lui et sa famille.
Pendant ses heures de préparation, il se laissait aller à songer à la gloire que pourrait lui procurer un Temps de Parole brillant. Certaines carrières politiques avaient démarrées ou décollées suite à un Temps de Parole particulièrement magistral. Deux ou trois Temps étaient devenus aussi mythiques qu'un appel du 18 juin, ou qu'un « I had a dream ». Leurs auteurs étaient entrés dans l'Histoire, et n'importe quel gamin de 5 ans pouvait les réciter par cœur.
À l'inverse, quelques lapsus malheureux, ou confusions liées au stress avaient jeté l'opprobre sur leur auteur, les discréditant, les marquant à vie plus sûrement qu'un tatouage ridicule. Certains, incapables de supporter la honte de leur échec, avaient préféré mettre fin à leurs jours.
Il repensait à toutes ces heures à travailler son Temps. À trouver le thème de son discours, à l'écrire, le paufiner, le répéter, puis tout jeter et tout recommmencer à zéro. Tout cela, encore et encore pendant 25 ans. Comment un discours de cinq minutes avait-il pu nécessiter une préparation obsessionnelle qui l'avait tourmenté la majeure partie de sa vie?
− Plus que une minute !
Quoiqu'il dise, quoi qu'il fasse, dans une poignée de secondes, ce serait fini. Qu'allait-il se passer ensuite ? Toute sa vie, depuis 25 ans, il avait eu un objectif à long terme : il allait avoir son Temps de Parole. Jamais il n'avait envisagé un horizon plus lointain. Son avenir, c'était son Temps. Et ensuite ? Ensuite, on verrait.
Il ne savait pas quelle serait sa réaction. Se sentirait-il vide ? Libéré ? Sûrement un peu des deux. À quoi allait-il pouvoir consacrer son temps libre ? Il trouvait bizarre, maintenant, de ne pas s'être posé cette question plus tôt.
Dans un surprenant mélange de terreur et de fébrilité, il se laissa guider par la régisseuse jusqu'à la petite cabine qui avait hanté tant de rêves angoissés. Il s'effondra plus qu'il ne s'assit sur la chaise en face des caméras, et tenta de calmer les tremblements de son corps. Il prit une profonde inspiration.
− C'est à vous dans trois, deux, un...