Petite guide de santé mentale pour survivre aux terroristes, politiciens et repas de famille
J'aurais aimé écrire mon premier billet pour 2015 avec la plume guillerette, l'âme encore enivrée par les bons moments passés en famille et entre amis pendant les fêtes. Las ! Point n'est besoin de résumer les tristes événements qui nous ont tant secoué hier.
Les unes acerbes de l'hebdomadaire satirique faisaient partie du paysage urbain, et suite à cet événement, c'est un peu de notre patrimoine qui s'envole en fumée. Et ça va rendre encore plus pénible les repas de famille ou tonton René et mamie Jeanette vont encore se la ramener avec leur couplet sur l'immigration, l'Islam, « ces gens là », etc.
Ne pas réagir à un attentat terroriste contre la liberté d'expression, c'est difficile. Mais ne pas mal réagir l'est encore plus. Nous avons la chance de pouvoir contempler des précédents historiques : justification de la guerre, des tortures et des entraves aux libertés individuelles ont été quelques unes des conséquences du 11 septembre pour nos voisins outre-Atlantique.
Suivrons nous le même chemin ? Il me semble que la manière dont nous réagirons, individuellement et collectivement, en décidera.
Comment ne pas réagir face à un acte terroriste
On s'exprime ou on se tait. On se réunit en silence ou on se bourre la gueule. Chacun sa manière de gérer les choses. Ce qui est sûr, c'est que des mesures doivent être prises. Mais lesquelles ? Car les réponses à donner à de tels événements sont multiples. En voici quelques unes qui, à mon avis, ne sont pas pertinentes et constituent des pièges dans lesquels tomber serait dramatique.
Laisser l'émotion prendre la barre
La première réaction face à un acte terroriste ne peut qu'être émotionnelle. Comment ne pas être ébahi, effrayé, choqué, dégouté, face à la barbarie ? Une telle réaction est naturelle, et son ampleur est à la mesure de l'horreur des événements.
Mais l'émotion peut être est une très mauvaise conseillère, pour plusieurs raisons :
D'abord, l'émotion réclame des mesures immédiates et simplistes. « Fermons les frontières. » « Punissons les coupables. » « Jetons les immigrés dehors. »
Or, le monde est vertigineusement complexe, et celui qui prétend qu'une telle solution pourrait être appropriée est soit naïf, soit un imbécile, soit un manipulateur.
L'émotion fait de nous des décérébré·e·s faciles à manipuler. Une population entière en pleine transe est le meilleur outil des fondamentalistes. Les autres, ceux qui portent tailleur et costume.
Les Nicolas et les Marines de tous poils vont s'empresser de vouloir nourrir nos passions en invoquant des mesures expéditives destinées à flatter notre soif de justice. Tout est bon pour grappiller quelques votes, la démagogie dans toute sa splendeur.
Il est évident que nous ne pouvons nous empêcher de ressentir colère, tristesse et dégoût. Il me semble toutefois urgent de ne pas oublier de faire fonctionner notre raison et de pouvoir aborder la situation avec un esprit rationnel.
Durcir la répression
Ah ! la grande époque sarkozyste, « un fait divers, une loi ». « Rétablissons la peine de mort, ces salauds doivent payer. » Après un attentat, il se trouvera toujours un imbécile pour prôner le rétablissement de la peine capitale, ou au moins durcir la répression (pour les moins « courageux »).
Plusieurs points sont à considérer.
Répondre à la barbarie par la barbarie ne peut-être une solution, et c'est justement dans les situations ou elle est attaquée que la valeur d'humanisme doit être défendue avec le plus de vigueur.
La législation pénale est une chose complexe, qui ne peut être adaptée au cas par cas mais doit être considérée dans son ensemble en tenant compte des conséquences pour la société toute entière, quelles que soient les circonstances.
L'effet dissuasif d'une peine quelconque est nul sur un fondamentaliste qui a subi un véritable lavage de cerveau, considère que sa cause est plus importante que sa vie même, et pour qui mourir en martyr est de toutes façons un objectif.
Accentuer le contrôle
Un autre très grand classique. Sous le prétexte fallacieux d'assurer plus de sécurité, on pourrait mettre en place de nombreuses mesures (ou intensifier celles existantes) comme :
- rétablir les frontières ;
- accentuer la surveillance globale ;
- espionner les communications individuelles ;
- densifier la présence policière et augmenter la fréquence des contrôles.
Je demande le contrôle de nos frontières et la suspension de Schengen. Assez de la libre circulation des armes de guerre ! — Dupont-Aignan, 7 janvier 2015
Les actes terroristes sont toujours d'excellents prétextes pour les politiciens de se donner l'impression d'être important en laissant libre court à leurs délires paranoïaques et mettant en place des mesures qui rognent les libertés individuelles. Fichage à tout-va, remise en cause de la libre communication, entrave des déplacements, etc.
L'air est bien connu, et il est triste. D'abord, c'est inefficace : on ne peut jamais contrôler et surveiller à 100%, et quand on est un fanatique décidé à tuer, on arrive toujours à passer entre les mailles du filet.
Par contre, c'est nous tous qui y perdons, parce que nos libertés individuelles sont rognées petit à petit, et qu'on a vite fait de se retrouver dans un état policier sans même s'en rendre compte. Ce qui est ironique, c'est que c'est justement cette liberté qui est la cible des attaques terroristes.
Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre, et finit par perdre les deux. – Benjamin Franklin
S'en prendre aux immigrés et musulmans
Répondre aux terroristes par du terrorisme, que voilà une bonne idée. Je plains franchement les innombrables immigrés, musulmans, barbus et femmes voilées qui vont en voir de toutes les couleurs les prochaines semaines.
Il est bien triste que la communauté musulmane de France soit obligée de se désolidariser explicitement des actes commis par une toute petite minorité d'individus fanatiques.
S'indigner
Politiques et personnalités publiques de s'empresser de « condamner fermement », d'assener que « nous ne reculerons pas », d'assurer que « nous ne nous laisserons pas impressionner », de déclarer que « nous sommes en guerre contre le fondamentalisme ». Les journaux de reprendre en masse les caricatures de Charlie. Les twittos de dire « ta gueule » aux racistes et aux cons.
Je ne dis pas que réaffirmer des valeurs en les portant haut et fort n'est pas utile. C'est même sans doute important. Mais ça n'apporte pas de solution au problème de fond, et il serait naïf de s'en contenter. Relire à ce titre ce chouette billet sur la propagation des idées du FN sur le blog de l'Odieux Connard.
Bon, mais alors on fait quoi ?
Une crise est toujours révélatrice d'un problème de fond. C'est un peu quand tu te surmènes, tu finis par faire un burn-out. À ce moment là, est-ce que tu vas te dire « je terminerai juste un peu plus tôt demain » ? Ben non ! Tu prends du recul, tu réalises que tu es allé au delà de tes limites, tu te demandes comment et pourquoi tu as pu en arriver là et tu cherches à savoir comment tu pourrais éviter que ça ne se reproduise.
Il n'y a pas de solution simple, pas de réponse évidente au fondamentalisme. Le monde est un système vertigineusement complexe, où causes et conséquences entremêlent leurs branches en se ramifiant à l'infini. Est-ce qu'on peut soigner une dépression avec une petite sieste et un bon jus d'orange ?
Si on veut éviter que ce genre d'événement ne survienne à nouveau, il me semble que la première mesure à prendre, c'est de se poser des questions à titre individuel. Étudier sans fausse pudeur l'état de notre société, de notre culture. Réfléchir et comprendre.
Comprendre
Crier « au monstre » ne sert à rien. D'où viennent ces terroristes ? Quelles sont leurs valeurs ? Leurs croyances ? Leurs parcours ? Quel terreau a permis à leur fanatisme de pousser et s'épanouir ? Qu'est-ce qu'ils voulaient ? Pourquoi ont-ils pensé que la violence était la solution appropriée ?
La France est un pays ou le meilleur côtoie le pire. Où des pitres comme Zemmour et Houellebecq ne manquent pas d'oreilles où déverser leurs insanités. Où tolérance et solidarité côtoient racisme et xénophobie. Comment un pays qui a pris pour devise « Liberté, Égalité, Fraternité » peut-il souffrir de tant de problèmes d'intégration, d'appartenance, d'identités, et avoir laissé se développer une telle culture de l'exclusion et de la ségrégation ?
Nos politicien·ne·s sont affligeant·e·s de nullité (pas tous, mais un bon paquet d'entre eux), rivalisant de bêtise et de démagogie, faisant preuve d'un manque de dignité et de profondeur flagrant. Comment notre système politique a-t-il pu se gripper au point de laisser le pouvoir à une telle caste de guignols ? Quelles sont les alternatives ? Comment font nos voisins ?
« La liberté de la presse est en danger » crions nous. C'est oublier que Charlie Hebdo est (avec le « Canard Enchaîné » et le « Monde diplomatique ») l'un des derniers grands journaux papier français qui soit indépendant de toute forme de publicité et ne soit pas possédé par des industriels ou groupes d'investisseurs, parfois proches du pouvoir politique. Il y a donc belle lurette que la liberté de la presse est sérieusement entamée en France, comment a-t-on pu en arriver là ? Et pourquoi nous sentons nous si peu concernés ?
Pourquoi, au 21e siècle, la religion est-elle encore si présente dans notre culture ? Y a-t-il une seul dieu ou prophète au nom desquels des millions de personnes n'ont pas été massacrés ? Comment peut-on encore porter fièrement une croix — quelle que soit sa forme — autour du cou ? Pourquoi les quelques valeurs utiles prônées (et si peu pratiquées) par les multiples religions ne pourraient-elles pas s'épanouir hors d'un carcan dogmatique ? Et pourquoi tant nous exaspérer d'un fondamentalisme islamiste quand c'est sous la bannière du catholicisme que sont menés chez nous les grands combats liberticides ?
La meilleure défense contre le fanatisme et l'extrémisme est de construire une société ouverte, tolérante, basée sur les valeurs humanistes et ou personne n'est laissé sur le carreau. Alors pourquoi une telle propension à voter pour ceux qui proposent très exactement le contraire ?
Solution locales pour une société globale
Dans son essai Les identités meurtrières, Amin Maalouf s'interroge sur les notions d'identité, d'intégration, et les conflits qui en découlent. Comment assumer son appartenance à un ou plusieurs groupes, religieux ou non, et comment ces multiples appartenances pourraient être source de richesse plutôt que de conflits au sein d'une société ?
Maalouf propose plusieurs solutions concrètes à mettre en œuvre à titre individuel. Citons par exemple :
- faire preuve d'empathie, s'attacher à comprendre l'autre et ses valeurs ;
- prêter attention à nos propres appartenances, et s'attacher à ne pas nous enfermer nous même dans un carcan culturel ou religieux ;
- développer une appartenance à une culture globale, humaine, qui primerait sur toute autre ;
- s'ouvrir à d'autres appartenances, d'autres cultures, notamment en apprenant à maîtriser au moins trois langues ;
- toujours rejeter les extrêmes, qui ne sont jamais profitables et ne peuvent jamais constituer une solution viable et pérenne.
Ce que j'en retire, c'est que pour résoudre un problème global, les racines de la solution se trouvent au niveau individuel.
Garder la banane
Les actes de quelques terroristes sont un symptôme d'une crise sociale et culturelle globale. Réagirons nous par la haine et l'exclusion, ou par l'ouverture ?
Charlie Hebdo s'était donné comme mission de faire rire pour dénoncer la bêtise. Face à tant de bêtise, le plus bel hommage n'est-il pas de continuer à rire ? C'est le plus gros doigt d'honneur qu'on puisse faire aux fondamentalistes. C'est aussi, à mon avis, le meilleur état d'esprit pour résister aux charognards, démagogues et récupérateurs qui voudraient nous monter les uns contre les autres en nous faisant croire que le monde est triste et moche. Il n'est certes pas parfait, mais il est quand même sacrément beau.
Notre réponse à la violence sera plus de démocratie, plus d'ouverture et plus d'humanité. Mais jamais de naïveté. — Jens Stoltenberg, premier ministre de Norvège, 24 juillet 2011